mercredi, septembre 13, 2006

La langue japonais, dravidiens

    1. La langue japonaise au temps de l'oralité      Susumu Kudo

       Parole, mère de loi(「声の日本語、文字の日本語」の仏訳)


Personne ne peut contester aujourd'hui qu'il n'y a pas de gènes qui soient propres à une langue. La langue n'a pas de gène. Mais personne ne peut douter non plus que les hommes ont une capacité linguistique innée, nous sommes donc tous dotés des gènes linguistiques. La linguistique comparée du XIXe siècle créa l'idée de la "famille de langues" centrée sur les langues indo-européennes. Cependant, les résultats récents de la science génétique à la recherche de la filiation humaine semblent en quelque sorte dépasser cette vieille idée de la parenté linguistique établie à partir des critères de la famille indo-européenne. C'est en corrélation avec ces recherches et discussions qu'est née la notion nouvelle de superfamille ou de macro-famille comme l'ensemble nostratique ou eurasiatique (1) qui devrait se situer au-dessus des familles de langues issues des normes traditionnelles.

La génétique récente fait remonter l'origine des hommes modernes au centre de l'Afrique, en amont du Nil, vers 150 000 à 200 000 ans avant nous (2). L'équipe d'anthropologie génétique de l'université de Stanford, dirigée par le professeur Cavalli-Sforza, a proposé, après plus d'une trentaine d'années de recherches, l'hypothèse suivante: le premier groupe humain moderne commençait à se désagréger, dans le centre de l'Afrique, vers l'ouest et vers l'est environ 100 000 ans avant nous. Le groupe parti vers l'ouest, refoulée par l'Océan Atlantique, progressa vers le sud et y stagna tandis que celui qui évolua vers l'est mit le cap sur le nord, traversa le détroit de Suez, se sépara en deux groupes vers 50 000 ans avant nous au sud de la Mer Caspienne: l'un continue de remonter le long de la mer vers l'extrémité nord, l'autre descend vers le sud-est. Celui-ci, tout en bifurquant, atteignit, par l'Inde et l'Indonésie, le sud de la Chine et le continent australien, alors que celui-là, au nord de la Caspienne, se divisa de nouveau vers 40 000 à 35 000 ans avant nous en deux populations pour s'orienter, l'une vers l'est, c'est-à-dire, vers le centre de l'Asie du nord et l'autre vers l'ouest en passant par le nord du Caucase.

La population ainsi arrivée au centre d'Asie se fragmente de nouveau, entre 30 000 et 15 000 ans avant nous, en plusieurs groupes dont l'un, par le détroit de Behring (3), passe au continent américain, tandis que d'autres se développent dans plusieurs régions d'Extrême-Orient: Tibet, Mongolie, Mandchourie, presqu'île Coréenne et archipel Nippon, ce dernier étant probablement relié à l'époque au continent. Sur cette grande perspective de l'origine des premiers hommes de l'archipel Nippon peut reposer sans contradiction l'hypothèse du docteur en anthropologie moléculaire, Keiichi Omoto (4), sur la provenance des Japonais primitifs (Aïnous inclus) qu'il situe finalement au nord-est de la Chine.

Merrit Ruhlen, collègue linguiste de Cavalli-Sforza à l'université de Stanford, publia en 1994 un livre aux répercussions considérables dans lequel il déclare que la plupart des langues du monde sont issues d'une seule langue mère et que les trois langues d'Extrême-Orient: japonais, coréen et aïnou, apparentées les unes aux autres, remontent à la même origine que celle des langues indo-européennes. Cette hypothèse est une des applications de la théorie linguistique de Joseph Greenberg dont il est disciple. Cavalli-Sforza lui-même, dans sa théorie génétique sur l'origine des hommes modernes, semble avoir été inspiré par Greenberg qui s'était fait remarquer par une étude génétique des familles des langues africaines.

On n'est donc plus au temps de la généalogie linguistique à la Schleicher (5). A présent, il n'est plus interdit a priori de supposer des liens de parenté entre le japonais primitif et l'eurasiatique, mère de la famille indo-européenne. Il n'est pourtant pas aisé de trouver, quels qu'ils soient, des indices linguistiques ou communautés d'idée qui, même s'il paraissait y en avoir, devraient être examinées avec beaucoup d'attention dans l'ensemble non seulement lexical et phonologique mais culturel et ethnologique. Nous allons donc essayer d'imaginer, pour l'instant, de quelle nature étaient les valeurs de la vie de ces hommes préhistoriques.

Du point de vue de la théorie de l'origine africaine des hommes modernes, le japonais primitif pouvait être relié dans un temps très reculé avec une langue dravidienne. Le docteur Susumu Ôno continue de travailler à établir des liens plus ou moins directs entre le japonais et le tamoul. Mais ses démonstrations ne nous semblent pas suffisamment étayées pour nous convaincre de la véracité de la migration humaine, massive, répétée et directe (par conséquent par voie maritime) du sud de l'Inde à l'archipel Nippon. Par voie continentale? Une telle masse de population à destination du Japon aurait laissé partout dans le sud-est asiatique des traces de son passage ou amené dans l'archipel de nombreux éléments qu'elle devait recueillir en chemin. Ces traces et éléments, constatés ou non, embrouilleront la transparence de l'hypothèse tamoule de la langue japonaise. Pour fixer la nébuleuse de couches communes qui auraient existé entre le japonais primitif et la langue dravidienne, censée antérieure à l'indo-européen, il faut essayer de remonter, à partir des langues voisines dont on sait qu'elles avaient eu des contacts avec le japonais, à un état aussi reculé que possible de la langue. Dans l'étude présente, nous voulons esquisser, avec l'aïnou et l'indo-européen en arrière-plan, une image d'un état linguistique de l'époque Jômon (de 12000 à 3000 ans avant nous) et de ce qu'étaient les valeurs qui soutenaient la société.

Sannaï-Maruyama, haut-lieu de la civilisation Jômon

Ce qui nous fut révélé par une série de fouilles récentes effectuées dans le site Jômon de Sannaï-Maruyama, situé à 4 kilomètres au sud-ouest de la préfecture Aomori, était un des spectacles les plus saisissants. Ces vestiges d'agglomération Jômon ne sont pas loin de ma ville natale (Kosaka-machi, à Akita-ken) sise sur la frontière Akita-Aomori. Dans les hauteurs dégarnies qui entourent cette ville minière, agrémentée d'une maigre végétation composée seulement d'acacias, on pouvait trouver, il y a seulement une trentaine d'années, parsemés ça et là sur la terre jaune-ocre, quelques débris d'anciennes poteries imprimées à l'aide de cordelettes (d'où Jômon "impression à cordes"). On savait que la terre était habitée depuis l'aube des temps.

Dans la ville voisine (Ôyu-machi), connue pour ses cercles de pierres levées (6), les vestiges Jômon sont plus manifestes. A une dizaine de kilomètres au nord de ces deux villes, le lac Towada (ancien volcan) reflète toujours la verdure séculaire de la haute futaie de hêtres des montagnes environnantes. Au nord du lac, s'élève le mont Hakkôda dont la cime est enneigée pendant plus de six mois par an. La vaste étendue de ses flancs a l'air de vouloir envahir la préfecture Aomori. Le site Sannaï-Maruyama, situé dans une vallée de ces flancs nords, près de la mer, nous montre ce qu'était une grande agglomération Jômon qui avait duré de 5500 à 4000 ans avant nous,.

Au centre de l'agglomération il y aurait eu un grand immeuble (32 m×10m) probablement à usage collectif (temple ou atelier?), près duquel un grenier (?) moins grand. A l'extrémité du site, sur un petit promontoire qui aurait été près de la mer, sont creusés six énormes trous dans lesquels est enfoui ce qui reste de six piliers de marronniers géants rangés à distance égale, formant un grand rectangle. Ils soutenaient probablement une construction colossale en bois (phare, portail de l'enceinte ou maison de réception?). Près de là, des sédiments de débris de poterie entassés. Cimetières pour enfants et pour adultes, non loin des habitations. L'agencement plus ou moins en ordre de tous ces vestiges fait état d'une volonté bien arrêtée qui dominait cet espace. Sous une forme quelconque, il devait y avoir une autorité (religieuse? car une autorité basée sur la puissance physique n'aurait pas permis une telle longévité de la société Sannaï-Maruyama). Arêtes fossiles ou hameçons en bois de cerf nous font imaginer comment était la pêche de l'époque. Ossements de petits gibiers des montagnes, la chasse. Il y en a bien d'autres encore: corbeilles, pochettes ou paniers tressés d'osier (pour la cueillette de noix dans la forêt?). Peignes en laque vermeille. Bracelets d'ambre. Une multitude de fétiches d'argile de tailles diverses. Différentes poteries aux figures flamboyantes. Tout cela nous fait entrevoir non seulement une riche qualité de vie mais un certain sens de goût artistique.

De l'ambre, du jade ou de l'obsidienne. De l'asphalte. On en connaît maintenant la provenance: tous les objets façonnés dans ces matières étaient venus non seulement des pays limitrophes: Akita ou Iwaté mais de pays lointains tels que Hokuriku ou Hokkaido. Le site Sannaï-Maruyama n'était pas une agglomération fermée d'autochtones autarciques mais un grand dépôt ou un centre d'échange ouvert à toutes les directions. Et dire que tel centre n'aurait pas été limité au seul Sannaï-Maruyama!

Panic ou millet, calebasse, sésame, bardane, marronnier et arbre à laque, toutes ces plantes, utiles à la vie des hommes, n'étaient pas laissées au hasard, mais cultivées. L'existence d'un ou plusieurs immeubles qui auraient servi de greniers ou de hangars signifierait que tout cela était géré en prévision, au moins pour un an, des pénuries qui pouvaient arriver à tout moment. On savait donc faire valoir à merveille, terre, mer, eau et feu: premiers éléments de la richesse. On dirait une société mycénienne à 3500 ans avant nous (7), sauf l'écriture sur les tablettes d'argile. Toutes les industries humaines prenaient forme, indécise et primitive certes, mais bien orientée. Les hommes de Jômon n'étaient pas acculés à la faim, au mode de vie aléatoire et précaire de chasse-cueillettes. Pour nous les modernes, le fait mérite une sincère admiration que cette société aurait continué d'exister mille cinq cents ans dans le même endroit sans grande interruption apparente. Quelles étaient donc les valeurs solides et stables de la société qui lui ont permis de durer si longtemps?

D'innombrables poteries déterrées sont imprimées de diverses figures mais on n'y constate aucune sorte de signes qui auraient pu servir d'écriture. Jamais dans ce site on ne verra dénicher de traces d'écriture. Mais pour avoir l'idée de construire dans cet espace humain une maison à l'usage publique, la maintenir et l'entretenir, une cohérence d'idées raisonnable et collective aurait été absolument nécessaire, outre l'autorité dont il a été question tout à l'heure. Nous ne disons pas que le langage ait été au fond du problème mais il sera permis d'imaginer que l'idée des valeurs de cette société était fortement liée avec ce moyen de communication ou d'expression qu'est le langage. La langue n'est pas un simple moyen de communication mais une vision du monde, elle soutient un système de valeurs. Une autre langue, c'est un autre monde.

Voilà cinq mille ans, au moment où la société Sannaï sans écriture devait battre son plein, çà et là dans le continent eurasiatique, s'ébauchaient quelques essais maladroits de notation, en graphies, des idées ou des nombres. En Iran, en Egypte et probablement en Chine aussi, des idéogrammes rudimentaires commençaient à prendre une place modeste dans la communication langagière. Mais l'archipel Nippon n'en a jamais produit de semblable. Les gens de l'âge Jômon méditaient, s'exprimaient et vivaient longtemps sous l'empire des signes oraux. Ils mémorisaient, chantaient mais n'écrivaient pas.

Voix, écriture et loi

Les deux oeuvres poétiques d'Homère, les plus anciennes et les plus riches de la littérature orale occidentale, chantent de hauts faits de la société mycénienne voilà plus de 3000 ans. C'est l'époque où plusieurs sortes d'écriture commençaient à entrer en scène dans la région du Proche Orient et de la Méditerranée. Chose curieuse, nulle part dans les vingt-huit mille vers des oeuvres homériques n'apparaît le mot gramma "signe d'écriture". Un seul exemple qui peut évoquer l'existence des signes (d'écriture) se trouve au vers 168 du chant VI de l'Iliade. Il s'agit des sêmata lugra "signes lugubres". Le contexte ne précise cependant pas s'il s'agit d'une vraie écriture ou d' "idéo-figures" qui pouvaient avoir quelque signification. Michel Bréal constate dans son Pour Mieux Connaître Homère (8) que les aèdes au temps d'Homère ne recouraient pas à l'écriture, alors que A.T. Murray (9) affirme dans une petite note du vers en question qu'il s'agit là du seul endroit de tout Homère qui puisse faire deviner l'art d'écriture à cette époque (10). Tout nous mène à croire cependant qu'avant Homère au moins, l'absence de l'écriture avait longtemps duré en Grèce antique et que, même si elle était une fois mise en circulation, elle n'était nullement d'un usage commun mais restreint et fonctionnait seulement comme un moyen mnémotechnique.

Dans l'Odyssée, description chantée des aventures postérieures à celles de l'Iliade, on peut trouver plusieurs sêma(ta) "signe(s)" mais pas de gramma(ta) "signe(s) d'écriture". La sémantique de sêma glissait du concept plus ou moins abstrait de l'Iliade vers le concret tel "(signe de) cimetière", "(signe de) borne" ou "cicatrice (signe de blessure)" de l'Odyssée.

Or on sait maintenant qu'au temps d'Homère, on avait l'écriture, même plusieurs sortes d'écriture, alors qu'on ne peut relever aucun indice d'écriture dans Homère. Les aèdes faisaient de la voix l'unique moyen de leur art langagier. Le dédain avec lequel ils semblaient voir l'écriture ne serait pas venu d'un caractère arriéré ou d'une arrogance intempestive, mais de la probité et du sérieux avec lesquels ils usaient de la vive voix au lieu de la perfide écriture qui trahissait autant qu'elle assurait.

Pour eux, tout acte de la parole devait s'accomplir par la voix humaine et non pas par le système impie de signes qu'est l'écriture. L'idée que la parole doit se transmettre par la voix est enracinée dans la culture hindoue où la transmission scrupuleusement orale des Védas est toujours de règle. La même idée aurait résidé dans le linéaire B, graphisme comparable au Kana japonais en ce qui concerne la transcription syllabique du mot, de la civilisation mycénienne, antérieure au temps d'Homère. Les tablettes d'argile en linéaire B, ne sont pas des documents de la politique diplomatique, ni des batailles, ni de l'histoire des communautés ou des chroniques de la formation du royaume, pourtant toutes dignes de mémorisation collective (ces mémoires étaient sans doute transmissibles par la voix). En forme de répertoires des contribuables et des impôts payés, livrets de compte, inventaire des produits divers du pays et documentation de leurs transports, elles concernaient surtout les activités économiques du pays. Ces tablettes étaient régulièrement cassées après avoir servi de dossiers probablement administratifs de l'année. Dans le royaume hautement centralisé de la Crète, par exemple, l'administration de l'époque mycénienne aurait eu besoin d'un système de notation sûr et efficace mais futile pour le peuple qui n'en avait cure. Car ils se communiquaient par la voix. Noter (c'est-à-dire, écrire) en linéaire B et conserver les notes ne seraient pas passés pour des tâches majeures. Le mot scribe, si important en Egypte ancienne, ne se trouve même pas dans cette graphie. Ainsi lié à l'économie, le linéaire B est tombé en désuétude avec la disparition de la civilisation survenue à la fin du XIIIe siècle avant J.C. Si bien que pour savoir lire l'écriture sur les tablettes mycéniennes, il a fallu, plus de 3000 ans plus tard, de sérieux efforts de déchiffrement. Le peu de cas que faisait le peuple de l'écriture naissante se sera retrouvé plus tard dans la dialectique de grec, dans la rhétorique de latin ainsi que dans les performances oratoires de l'ancien français. Plus que la parole écrite, le discours lui-même était un art de langue par excellence. On croit volontiers que le christianisme est une religion de l'Ecriture. Mais Jésus-Christ, tout en sachant manier l'écriture, n'a jamais laissé d'écrit: il se soumit à l'ancienne tradition oratoire.

L'Egypte pharaonique se situe, à cet égard, aux antipodes de ces sociétés peu attirées par l'écriture. En linéaire B, on ignore non seulement l'auteur de ces graphies mais aussi les conditions dans lesquelles travaillaient les scribes spécialisés dans cette tâche. On ne sait même pas quel genre de profession s'en chargeait, alors qu'en ancienne Egypte, voilà 4500 ans avant nous, on sculpta de belles statues peintes en couleur des scribes qui s'appliquaient à la tâche vénérée. En Egypte, avec le début sacré de l'écriture, on peut facilement se rendre compte de l'immense autorité des scribes et de leurs phrases en hiéroglyphes. Mais, on voit aussi, dans ce pays d'écriture, les mêmes valeurs qu'au Japon du temps sans écriture.

Le temps écoulé de la XVIIIe à la XXe dynastie, le plus florissant de l'ancienne Egypte, c'est-à-dire, entre 3600 et 3100 ans avant nous, correspond, dans la chronologie préhistorique du Japon, à la dernière moitié de la période Jômon.

Un égyptologue français, Christian Jacq, a publié de nombreuses histoires romancées de l'ancienne société d'Egypte, dont l'une, avec, comme protagoniste, un jeune juge du temps de Ramsès II, nous présente l'image des valeurs de la société de l'époque (11). La légitimité du Pharaon était assurée, en ancienne Egypte, par le "Testament des Dieux", transcription en hiéroglyphes des paroles divines. C'est de ces paroles écrites des dieux que découlait le principe des lois égyptiennes. Le pouvoir administratif du vizir était au-dessous des lois fondées sur la parole de dieux, tandis que la monnaie, qui pouvait vite se transformer en agent dangereux de l'Administration, était soigneusement mise à l'écart. A cette époque de l'économie du troc où importait surtout le sens de l'estimation des valeurs, le jeune juge affronte l'ennemi, muni du pouvoir des lois. La source de son pouvoir ne tient qu'à ce qu'il commande la parole divine écrite qu'est la loi. L'économie devait dépendre non pas des affaires mais des jugements rendus en toute conscience.

L'ennemi est du côté des gens de la devise monétaire dont l'usage s'infiltrait insidieusement dans la société de l'époque. Tout en monnayant les produits du pays ou d'importation et en les inscrivant dans des livres de comptes en papyrus, ils voulaient huiler le mécanisme d'échange pour s'enrichir davantage. Ce sont les hommes d'affaires qu'on voit partout dans le monde actuel. Contre ses ennemis qui voulaient enchaîner le pouvoir au système monétaire (rudimentaire, il est vrai), le juge lutte victorieusement en s'aidant du mystérieux pouvoir qui se dégage d'une longue pratique du don et du troc, du dévouement de sa jeune épouse, médecin réputé, et de la force physique et du génie de ses fidèles amis pittoresques. Le secours vient parfois d'un ami scribe, frêle de constitution mais d'une grande efficacité grâce à sa profession de documentation et d'enquête. Quelques excès de ses amis ne choquent pas le lecteur amusé. Sous l'égide invisible et l'approbation tacite du Pharaon qui accaparait la volonté divine émanant de l'écrit (Testament des Dieux), il réussit à étouffer dans l'oeuf une grave décadence d'athéisme qui allait résulter de l'écoulement de la monnaie. La stabilité et la sécurité Egyptiennes du temps des Pharaons étaient assurées sur ces valeurs.

Que don, accueil ou troc aient été la monnaie courante de la société antique, il en était de même de l'archipel Nippon. Dans le tome XVI des Nihon-Shoki (Histoire du pays Nippon) du VIIIe siècle (12), est relatée une grande expédition de navires conduite en 660 (13) par le chef de guerre Abé-no-Hirafu, qui, en proposant des accords d'hospitalité aux Emicis (Aïnous) qui voulaient entendre ses appels et s'y soumettre, remontait dans le nord jusqu'à ce qu'il rencontrât, à l'estuaire d'un grand fleuve (14), encore au stade de la civilisation Jômon, une tribu appelée Mishihasé (ou Shukusin, lecture chinoise). Un groupe d'Emicis, attaqué par les Mishihasé, lui avait demandé secours. L'absence de réponse à ses sommations de prendre contact l'obligea à procéder à un négoce qui consiste en troc muet, sans échanger de parole, sur la grève. Ce mutisme signifie que les Mishihasé employaient d'autres langues que japonais et aïnou. Deux patriarches de la tribu Mishihasé emportèrent, sous le regard attentif de la troupe maritime impériale, une partie des objets rangés sur la plage: quelques habits et de l'étoffe. Après les avoir examinés, ils revinrent bientôt les rendre sur la place d'où ils les avaient emportés. La signification peu ordinaire de cet acte n'échappa pas à l'armée d'expédition. La tentative des Mishihasé de revenir sur leur décision et leur demande de paix ne parvinrent pas à leur faire éviter la catastrophe: le commandant de l'expédition ordonna l'assaut. La bataille s'engagea aussitôt. La tribu du nord fut anéantie. Etait-ce dû à des malentendus des deux côtés? Ou s'agit-il d'une malheureuse différence de pratiques dans ces occasions? Le rapport succinct ne laisse aucun doute: il ne s'agissait pas là d'une erreur d'interprétation de la tribu du nord...

De faux rapports en faveur du camp impérial sont toujours possibles dans les Nihon-Shoki qui sont compilés, dans un sens, en vue de justifier la légitimité du pouvoir impérial au détriment des peuples environnants: montagnards du pays de Hida, Aïnous du nord-est ou Kumasos du sud-ouest, etc. Mais ce court récit a le mérite au moins de nous montrer que la négociation à l'ancienne se passait souvent de la parole. Le troc était longtemps un acte par lequel on incite autant à la mutualité qu'à la paix. Tout objet, tout acte était lourd de sens.

En Egypte antique, un manquement quelconque à un présent d'un ambassadeur étranger risquait d'entraîner une guerre avec son pays d'origine. Dans l'Histoire d'Hérodote (tome IV), il y a un passage connu relatant un fait qui se déroula au VIe siècle avant JC: Darius, souverain persan, mis au pied du mur dans la Scythie où il était engagé avec son armée, reçoit de la part d'un roi des Scythes un oiseau, une souris, une grenouille, et cinq flèches. "Le héraut remet son présent en silence, et part. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n'eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put" traduit J-J. Rousseau (15). Le message était clair, la menace réelle: ton corps sera transpercé de ces cinq flèches, si tu ne t'enfuis pas ainsi déguisé en oiseau dans les airs, en souris sous terre ou en grenouille dans l'eau. Dans la communication ancienne, tout objet avait un sens, tout était symbole et allégorie. Les gestes primaient la parole. Darius ignorait, cependant, que le braiment des ânes de son armée effrayait si fort la cavalerie scythe, peu habituée au cri horrible des baudets, qu'elle était prête à lever le camp.

On ignore si c'était à ce genre de communication que ressortait la pratique des divers hommes (ou tribus) qui venaient s'assembler ou troquer au centre d'échanges Jômon de Sannaï-Maruyama. Mais s'il en avait été ainsi, on n'aurait pas eu besoin, pour la négociation de la paix ou de l'échange, non seulement d'écriture mais de parole. C'était pour la troisième fois que Abé-no-Hirafu organisait l'expédition. Il avait déjà eu des contacts avec les Emicis du nord (c'est-à-dire, Aïnous) dont il embauchait parmi ses hommes quelques soumis, utiles comme guides, interprètes ou pourquoi pas comme cuisiniers ou combattants. Tout cela n'empêchait pas de procéder ainsi au troc muet. Les Mishihasé étaient une mystérieuse tribu. Ni Aïnous ni Yamatos (japonisants), ils pratiquaient une autre langue que l'aïnou (ou les dialectes d'ainou). La différence de langues ne gênait pas les anciens, ni leur communication mutuelle.

L'aïnou est une des langues sans écriture si nombreuses dans le monde. C'est seulement à partir de la dernière moitié de l'époque Edo (dès le XVIIIe siècle) que la langue du nord commençait à être transcrite, soit en japonais (kata-kana, hira-kana, kanji), en alphabet romain ou en alphabet russe, suivant le mode d'écriture d'origine du transcripteur.

Sous le règne de l'empereur Saïmeï (seconde moitié du VIIe siècle), les fils des immigrants continentaux, déjà avertis du mérite politique de l'écriture, savaient que la connaissance de l'écriture menait au pouvoir. Alors que la plupart des habitants de la partie nord-est du pays (à la limite sud, Kanto, dont le centre est Tokyo actuel), ne voulaient pas, civilisés (c'est-à-dire, japonisés) ou non, se faire à l'écriture, les anciens habitants de l'archipel, ainsi que les aïnous, regardaient l'écriture avec plus ou moins de méfiance, tout comme les aèdes grecs au temps d'Homère.

La mise en caractères de la parole a effectivement quelque chose de louche, qui ressemble à la monétisation des biens. Le signe ne peut jamais représenter, tel qu'il est, l'objet. Plus les signes s'éloignent de l'essence des choses, plus l'esprit primitif éprouvera de difficulté à s'y accommoder. Peu confiant dans l'écriture ou dans le système monétaire, il n'a pas le coeur à s'en servir. Mais l'esprit libre, il se trouve loin des affres d'un homme moderne, soucieux de tout et toujours soumis à l'équation arbitraire des objets et des signes qui les représentent.

La société dotée de ces valeurs, bien qu'elle évolue avec lenteur, porte loin. Celle de Sannai-Maruyama a duré 1500 ans: la période florissante des Pharaons 500 ans. Les anciens Egyptiens transformèrent la parole en "lois", en hiéroglyphe intouchable et inviolable. L'idéogramme qui ne cessait de nous évoquer l'unique ainsi que le sacré est lié avec le pouvoir de la voix. Car l'idéogramme est un système de représentation des figures-notions produites par la voix. Mais au fur et à mesure que l'idéogramme se simplifie en un système moins figuratif (donc plus maniable) mais plus abstrait voire indirect et arbitraire, l'écriture, c'est-à-dire, la loi, devient ce à quoi tout le monde peut accéder, ce qu'on peut toucher, manier, modifier et répéter. La démocratisation de l'écriture a eu pour effet d'amener dans la société un affaiblissement du pouvoir de l'écrit divin.

Tout au cours de la période des Pharaons et plus tard encore, l'Egypte résista aux incitations étrangères à monétiser les biens, venues surtout de la Grèce. Cette résistance continua jusqu'au début des Ptolémées d'origine grecque, vassaux d'Alexandre le Grand. Le commencement du système monétaire marqua en Egypte la fin de la paix assurée par les "lois écrites", c'est-à-dire, les signes concrets de la parole. Depuis, le centre de gravité du monde méditerranéen se déplaça de l'Egypte des mythes à la Grèce des logos où on commença à "écrire", c'est-à-dire à "noter la parole en signes phonétiques". Suivant Eric A. Havelock (1903 - 1988), dans son Preface to Plato (1963), l'alphabet, cette écriture analytique, finit par générer dans les idées grecques de grandes transformations structurelles, dont la capacité d'abstraction, si nécessaire aux pensées modernes.

D'autre part, dans le Tôhoku (nord-est du Japon) qui rechigna longtemps à l'écriture et à l'économie monétaire, l'âge Jômon se prolongea jusqu' à l'époque Edo. La japonisation linguistique des habitants de la région, composés des éléments pré-yayoi (= jômon) ainsi que des aïnous, fut extrêmement lente. L'alphabétisation (il ne s'agit pas des lettres romaines mais des caractères kana, kanji) du peuple date de l'ère Meiji, des années 1870. Les femmes surtout ont été longtemps analphabètes non seulement en kanji mais en kana. Que l'alphabétisation (système des signes phonétiques pour représenter des idées) soit indispensable au bonheur humain (16), cette idée, conclusion de la pensée de Havelock, émane des ignorances propres aux gens de la zone alphabétique. Le système des figures (ou des images, si décriées par Platon) qui semble même exister dès avant l'apparition des caractères chinois continue d'avoir un impact considérable sur l'édification des foules qui ne cessent de faire de cette écriture leur moyen de communication. La tradition sans écriture qui persiste toujours en Inde est loin d'être primitive. La faculté extraordinaire de mémorisation propre à la culture indienne se fait de plus en plus valoir dans le monde informatque du XXIe siècle. Cette mnémotechnique tient, sans aucun doute, à la tradition orale qui existe dès avant l'âge védique.

"Parole et loi" en vases communicants

Un ouvrage de Hidézô Yamada (17), étymologiste en aïnou, nous enseigne que le Sannaï de Sannaï-Maruyama signifie, en aïnou, "vallée aux crues rapides". Il s'agirait d'une rivière où se concentrent les eaux provenant des pluies ou de la fonte des neiges. Le nord du Japon, surtout la région de Tôhoku (Aomori, Akita et Iwaté entre tous), est parsemée de nombreux toponymes aïnous. Témoins par exemple quelques uns aux environs de ma ville natale Kosaka: Otaru-, Hurutô-, Nito-: ou Aï-naï, Kéma-naï, Hi-naï: deux suffixes -bé(t) et -naï signifiant tous les deux "vallée ou rivière". La présence fréquente de toponymes aïnous peut attester, dans la région, l'ancienne prédominance des Aïnous. Mais nous, descendants partiels des Aïnous, ne conservons aucun souvenir de l'aïnou. La mémoire de la langue est totalement évaporée en nous, quoique le parler de Tôhoku ait sans doute puisé à la langue aïnou ses particularités dialectales.

Entre japonais et aïnou, il y a cependant des indices de rapport. Kami "dieu" en japonais est censé ne pas avoir de lien étymologique avec ses homonymes: kami "cheveux" ou kami "amont". Le japonais archaïque aurait disposé non pas de cinq voyelles comme aujourd'hui mais de huit voyelles (a, u et deux i, deux e, deux o). La survivance de cet état vocalique se retrouve, jusqu'au VIIIe siècle dans le centre du pays, dans treize syllabes: ki, hi, mi pour i, ké, hé, mé, pour é, ko, so, to, no, yo ro, mo pour o (pour mo, la distinction n'apparaît que dans les Koji-ki, établis en 712). Pour la différence des deux é, la plupart des savants s'accordent pour penser qu'il s'agit des voyelles composées soit de ia (é dit du genre ) ou de ai (é du genre otsu), alors que pour deux o, nous partageons la conviction de Katsumi Matsumoto qui affirme que la différence des deux o n'était pas phonologique mais simplement phonétique, dépendant seulement des sons environnants. Nous supposons que l'état vocalique primitif, antérieur au système des huit voyelles, aurait été de quatre ou de trois voyelles:A/O, I, U.

Or, il s'est avéré que mi- (du genre otsu) de kami "dieu" différait phonologiquement du mi- (du genre kô) de kami "cheveux, amont". Le i du genre otsu aurait été composé de -oi ou -ui. Ki "arbre" et phi "feu" étaient tous les deux du genre otsu. Ce qui nous fait supposer qu'ils sont originaires de ko-i, ku-i pour ki "arbre" et de pho-i, phu-i pour phi "feu". Or, nous avons ko-kagué "ombre de feuillage" pour ki, pho-kagué "lueur, feu" pour phi "feu". Cette lecture de ko- pour ki et pho- pour phi nous mène à l'origine de ki (<ko-i) et de phi (<pho-i).

D'après ce genre d'équation, kami "dieu" remonte soit à kamo-i ou à kamu-i. Kami qui a pour ancienne lecture: kamu-kazé "vent de dieu" serait donc venu non pas de kamo-i mais de kamu-i. On ne trouve cependant, parmi plusieurs étymologies de kami "dieu" présentées dans le Grand Dictionnaire de la Langue Japonaise (Shôgakkan, Tokyo), aucune qui le relie avec l'aïnou kamui. Une hypothèse kami, contraction de kagami "miroir" ne se tient pas, car mi- de kagami n'est pas du genre otsu mais du .

Notoirement connu est le fait que kamui signifie en aïnou à la fois "ours" et "dieu" (kuma et kami en japonais). Or parmi sept étymologies concernant le mot kuma "ours" japonais, la sixième fait sortir kuma "ours" d'une alternance vocalique de kami "dieu", la septième, plus compliquée, fait venir kuma "ours"de la lecture du caractère chinois kuma "ours" emprunté au dialecte coréen de Paikche pour un vieux mot kuma signifiant "dieu". Ce qui nous intéresse ici n'est pas l'étymologie de kuma "ours" mais celle de kami "dieu". Ce qui ressort de ces étymologies de kuma est pourtant simple: qu'anciennement kami "dieu" pouvait avoir été exprimé par kuma dans l'archipel Nippon. Dans ces conditions, l'hypothèse de l'aïnou kamui "dieu, ours" pour l'origine du japonais kami "dieu" n'est pas extraordinaire.

Osoré-san "mont d'horreur", donnant sur la baie Mutsu, se trouve à l'extrémité nord du département Aomori. La montagne est connue pour ses sibylles. En aïnou, usor ou osor signifie "baie" ou "fesse" (en ainou, la voyelle u se rapproche de o). Les envahisseurs, venus du centre et progressant vers le nord, ont japonisé l'incompréhensible usor/osor en osoré "peur, crainte" simplement par la ressemblance phonétique évidente. La sibylle se dit, dans la langue de la région, "itako". Il s'agit d'une femme, diseuse de bonne aventure, qui parle, s'il le faut, dans un état de transe, à la place d'un défunt qu'elle prétend pouvoir ressusciter à la demande de ses clients - amis ou parents. C'est un langage des autres. Ce personnage lacanien, typique de la région du nord et du Ryûkyû, semble remonter à l'aube de l'histoire du pays.

Kunio Yanaguida (1875 - 1962) pense, pour l'étymologie de itako, à itak aïnou "parole, parler, langage". En aïnou, en dehors des mots qui se terminent par une voyelle tels que kamui, -nai "rivière", existent des mots à terminaison consonantique, tels itak, -bé(t) "vallée". Le japonais, langue en C(onsonne)+V(oyelle), ignore en principe la terminaison consonantique. Il diffère aussi du coréen où, dans un mot comme kwaha(k) "science", une consonne peut être muette (implosive) à la terminaison mais sonore si la consonne occulte est suivie d'une voyelle: kwahagi "science" au nominatif.

Si itak aïnou est entré dans un environnement linguistique japonais, il deviendra itak + voyelle, éventuellement itako avec voyelle o, ou yuta ("sibylle" en ryûkyû), avec la consonne finale tronquée. L'étymologie du mot japonais uta "chant" (qui peut être yuta) n'est pas encore établie. D'après le Dictionnaire de la Langue Japonaise Chronologique (Sansei-dô, Tokyo), uta n'était pas seulement "parole mélodique" mais "parole (sans mélodie)". Shinobu Origuchi (1887 - 1963) veut voir le radical uta dans uta-fu "porter parole, c'est-à-dire, porter plainte", d'où le verbal redoublé utta-fu "se plaindre". Dans le Dictionnaire de Dialectes Japonais de Misao Tôjô (Tokyo-dô), uta-u s'emploie dans le pays de Hitachi (à l'est de Kantô) non pour "chanter" mais pour "parler". Il n'est pas étonnant que le mot japonais uta se lie génétiquement avec itak aïnou.

L'aïnou not "machoire, cap" peut être devenu le nom de la péninsule Noto ou s'être sonorisé en nodo "gorge" (certains supposent que nodo vient de nondo < nomito "endroit pour boire"). Les savants renommés tels: Atsushi Hamada de Kyoto, Susumu Ôno de Tokyo, Kazuo Mabuchi de Nagoya supposent que le japonais avait, un moment, des radicaux à terminaison consonantique. Laurence Labrune de l'université Bordeaux Ⅲ prétend, dans une étude sur la typologie de la langue japonaise (18), que miru "voir" se compose de mi-ru, tandis que maku "semer", de mak-Cu (C : consonne). Elle suppose que les voyelles japonaises A, I, U, E, O étaient toujours précédées d'une consonne, qui disparaît à l'initiale d'un mot ou après un radical qui se termine en consonne. La consonne intervocalique de mi-Cu garde son caractère consonantique dans mi-ru "voir", alors qu'en mak-Cu, elle disparaît après le radical mak- à terminaison consonantique.

Cette hypothèse rend compte parfaitement du mystère de la ligne r (ra, ri, ru, ré, ro) en japonais (la consonne r peut exister en position intervocalique, mais jamais à l'initiale). Le fait que le japonais disposait, pour A, I, U, E, O, de quelques correspondants à consonne initiale, c'est-à-dire, wu (en ryûkyû), wa, wi, we, wo ou ya, yu, yo, nous amène à croire que les voyelles japonaises étaient, comme en indo-européen, toujours précédées de consonnes semi-vocaliques telles que w, y, h, f, ph ou r. Mais l'analyse de maku en mak-Cu fera difficulté en donnant suite à une série de verbes monosyllabiques avec un radical qui ne consiste qu'en une seule consonne tels que k-Cu pour ku "venir", s-Cu pour su "faire" ou n-Cu pour nu "se coucher". Pour le radical mi- de miru, il faudrait rendre compte non seulement de mi- mais de (ma+i) "oeil", ma de ma-na-ko "pupille" et mo de mo-ru "observer" (mi-ma-mo-ru "veiller" est une réduplication du verbe moru "observer, veiller"). L'altrenance vocalique due à l'emphase, observée dans de nombreux nominaux ainsi que dans des verbaux: ta-/té "main", saka-/sa "alcool du riz", fo-/fi "feu", fo-/fi-/fu "sécher", ko-/ki-/ku "venir", sé-/si-/su "faire", est un des traits essentiels qui caractérisent le japonais ancien. Sa fonction grammaticale ressemble au guna sanskrit dans la structure phonologique indo-européenne.

Le japonais a-t-il connu le radical à terminaison en consonne (m, n mises à part)? La terminaison consonantique une fois acquise (CVC), serait-il aisé de retourner de nouveau à l'ancienne structure CV? C'est d'autant plus difficile qu'en ancien japonais, les mots monosyllabiques (CV), élémentaires pour la plupart, abondaient en nominaux ainsi qu'en verbaux. Le radical en CVC ne nous semble donc pas refléter une réalité de l'époque. Mais s'il avait été dans l'histoire du japonais un temps où le radical se terminait par une consonne, ç'aurait été de prédominance des langues telles qu'aïnou ou ancien coréen. Il s'agit de l'époque où, l'équivalence de "dieu" à "ours" acquise, les termes kami, kamui ou kuma étaient largement en usage dans l'archipel. Cette période remonterait au temps préhistorique où l'habitat aïnou était beaucoup plus étendu qu'à présent, de l'extrémité nord jusqu'au lac Biwa (19) en passant par la péninsule Noto (sur la mer du Japon), occupant tous les pays des Chemins de Tôzan et de Hokuriku. (20). Les Aïnous communiquaient librement avec les Yamato de l'ouest, les Hayato du Kyûshû, les Ryûkyû des îles du sud et les anciens peuples de la péninsule de Corée. Ce temps n'était sans doute pas une illusion.

Mais la langue qui avait constitué la base du japonais n'aura été ni aïnou ni ancien coréen aux radicaux à terminaison consonantique. Car nous pensons que le proto-japonais était, au point de vue syllabique, du même type que le proto-indo-européen, c'est-à-dire, une langue à structure CV. Ses contacts très possibles avec l'aïnou et l'ancien coréen n'auront affecté que très peu ces vieux aspects syllabiques.

Y avait-il eu quelques liens génétiques entre proto-japonais et proto-indo-européen? Même sans preuves évidentes, il est difficile de nier l'existence de quelques curieuses coïncidences. Les idées apparemment communes n'évoquent que de vagues soupçons sur de vrais liens génétiques, qui, à leur tour, se devinent à travers les communautés d'idée auxquelles on s'attenndait le moins. Ces dernières semblent assez nombreuses. Nous en montrerons un exemple qui, pensons-nous, pourra nous permettre de mesurer l'étendue du problème.

L'idée de "loi" est liée, en japonais ancien, aux notions verbales: "immobiliser, fixer" (sadamu "fixer, décider" > sadamé "loi", kimu "fixer" > kimari "fixé, loi"), "poser (comme un plan)" (okitu > okité) et "parler, dire" (nori). Les deux premières notions (fixer et poser) peuvent se ramener à une seule, c'est-à-dire: "poser de façon à ne pas être bougé, placer" On peut donc réduire ces idées à deux verbaux ou nominaux "placer fixement et énoncer" ou "fixation et parole".

Or en grec, tithêmi "placer, déposer, produire (facio latin)" d'où découle themis "justice, droit", dérive, d'après le dictionnaire étymologique de Pokorny (21), du radical *dhê, qui, comme dhâ "poser, placer" en sanskrit, a donné dhâman "demeure fixe, loi". L'autre étymon indo-européen *dher- "garder, tenir, fixer" qui n'a en grec qu'un sens réduit au "siège, escabeau" (thrânos) a donné en sanskrit dharma "droit, loi, usage, règle".

Le correspondant japonais de itak aïnou "parler, parole" serait noru "énoncer" et nori "diction, loi, modèle". Noro dans les îles du sud, qui est certainement lié avec noru, signifie, comme yuta, "sibylle" (c'est itako en dialecte du nord). Le vieux caractère chinois (fa en chinois) "loi" représente, d'après le dictionnaire Jitô "genèse des idéogrammes chinois" de Shizuo Shirakawa (22), plusieurs phases décisives d'un procès en cours: il s'agit d'abord du perdant du procès qui se laisse couler à vau-l'eau, avec l'agneau de dieu étripé pour l'aruspice. Ce qui les accomagne dans l'eau est le récipient au couvercle levé pour montrer au public son contenu: parole (promesse) jugée fausse. Ce processus un peu embrouillé, comprimé dans un caractère, nous fait penser à une scène de procès ciselée sur le nouveau bouclier d'Achille (chant XVIII de l'Iliade). Les anciens aussi se battaient à coup de parole. Il faut retenir ici que l'idée chinoise de "loi" semble aussi avoir affaire avec celle de "parole" représentée par le caractère gen言 "parole à Dieu, promesse par la bouche" dont le manquement est passible d'une peine.

 En japonais ancien, une idée de la loi est plus explicitement liée à la "parole". Nori est un nominal du verbe noru "dire". Le r intervocalique étant considéré comme une consonne tardive (23), noru peut remonter à quelque chose comme no-fu, d'où, d'ailleurs, les actuels nobu, nobéru "étendre, s'étendre, énoncer".

L'acte de noru avait dès l'origine une force magique. C'est cette connotation qui est la plus à même de rendre compte de mots comme nori-to "énoncé religieux", i-nori (avec i emphatique) "prière", noro-fu "maudire". Le ryûkyû noro "sibylle" hérite de cette force magique inhérente au mot noru.

Le sens du coréen noré "chant" (noré-handa "chanter") nous ramène à penser au parallélisme qui semblait exister entre l'aïnou itak "parole" et le japonais uta "chant". Noré coréen se lierait certainement à nori "parole, loi" japonais.

Dikê "droit, justice" grec qui se lie naturellement avec deiknumi "montrer (de la main)" ainsi qu'avec dicô "dire" latin, remonte à un radical indo-européen *deik- "montrer avec des mots, dire". Merrit Ruhlen, dans son livre (l'Origine des Langues), fait encore remonter ce radical à un eurasiatique *tik- "doigt", d'où il tire tek "main" aïnou. D'après lui, le japonais "main" en tirerait son origine, en perdant la consonne finale k. (24)

En latin, jus "droit, justice" et lex "loi" auraient été, tous les deux, "formule religieuse qui a force de loi". D'après le Dictionnaire Etymologique de la Langue Latine Ernout-Meillet (Klincksieck, 1985), lex connote une idée de contrat exprès (donc "promesse") entre deux personnes, tandis que jus, "formule dictée". Cette différence n'empêche pas que les deux termes procèdent d'un acte de parole. Le radical indo-européen de lex *leg- "assembler, ramasser, recueillir" a donné en latin legô "épeler les mots, lire", en grec legô "recueillir les mots, dire". Lex est "formule de convention ainsi recueillie". On voit qu'ainsi, en Egypte, en Grèce, à Rome et au Japon antique, la parole pouvait devenir, avec ou sans support de l'écriture, "une force de loi".

La ressemblance Orient-Occident ne s'arrête pas à la structure d'idées de cet ordre. Phêmi "dire" grec qui était à l'origine de phêmê "(ce qui est annoncé par la) parole, augure, oracle" ou de phêmis "propos, réputation" a le même radical que phaïnô "briller, montrer". Il s'agit du radical indo-européen *bhâ "briller, parler". Le sens est en effet "briller par la parole", réparti en sanskrit en bhâ(s) "briller" et bhâ(sh) "parler".

Le Dictionnaire Chronologique de la Langue Japonaise fait mention d'un verbe monosyllabique: fu (phu) "dire", ajoutant qu'il s'agit d'une forme tronquée de i-fu "dire". Cette explication est franchement douteuse. Il y a, en ancien japonais, plusieurs fu comme forme verbale monosyllabique: fu "sécher", fu "éjecter (de la morve)", fu "passer", fu "filer" et enfin fu "dire", ou comme suffixe verbal: muka-fu "se diriger, affronter", néga-fu "demander, prier" etc. Dans notre dialecte du nord, hi-ru (ou hé-ru) "dire" viendrait probablement de ce fu "dire" ancien. Si tous les -fu de noro-fu "maudire", uta-fu "chanter", to-fu "demander", wara-fu "rire" (25) et du verbe dit négatif de na-fu "nier" (dialecte de l'est) se ramènent à un seul étymon -fu (-phu), ce phu, avec son sens relatif à la voix et à la parole ainsi que sa morphologie avec alternance pha- (inaccompli) / phi- (accompli) ressemble étrangement au radical indo-européen *bhâ-. 01.06 2003, Tokyo

(La présente étude est est issue d'un article en japonais que nous avons publié en mars 2003 dans un périodique japonais Daikôkaï "Grande Navigation" N°46 avec le titre Koé-no Nihongo, Moji-no Nihongo "L'Oral et l'Ecrit en Japonais".)

Notes

1) Le premier terme est utilisé par un russe, Dolgopolsky, l'autre par un Américain, Joseph Greenberg, de l'université de Stanford. Les aires sémantiques des deux termes ne se recouvre pas exactement.

2) La datation est toujours approximative. Voir Chi siamo, Cavalli-Sforza, 1993 traduction française: Qui sommes-nous, Flammarion 1997. D'après les dernières informations (Nature du 12 juin 2003), les ossements humains qui avaient été découverts en Ethiopie en 1997 viennent d'être datés d'environ 160 000 ans avant nous et pourraient constituer le chaînon manquant entre les anciens et les modernes.

3) La glaciation faisait alors émerger la terre.

4) L'origine des Japonais, 1996, Shôka-bô, Tokyo.

5) August, comparatiste mécaniste allemand (1821-1868) Die darwinische Theorie und die Sprachwissenschaft 1865.

6) Ils sont de moindre taille que ceux de Bretagne.

7) C'est-à-dire, un peu postérieure à notre Sannaï-Maruyama

8) Edité à Paris, mais la date de publication, probablement à la fin du XIXe siècle, n'est pas précisée. Michel Bréal (1832-1915), né en Allemagne, reçut l'enseignement de F. Bopp. Chargé, à partir de l'année 1864, de l'enseignement de la grammaire comparée au Collège de France, il modernisa la linguistique française. Maître incontesté du monde linguistique, il remarqua vite le génie de F. de Saussure. Traducteur de la Grammaire Comparée de Bopp et auteur de l'Essai de Sémantique (1897).

9) Augustus Taber Murray (1866-1940). Professeur de grec à l'université Stanford pendant 40 ans à partir de 1892.

10) "This is the only passage in Homer which suggests knowledge of the art of writing."

11) Le juge d'Egypte en 3 vols, Plon 1994, 1995. Prolifique et disert, l'auteur nous fait découvrir parfois des aspects occultes de l'Egypte pharaonique.

12) compilation en 720 sur l'ordre impérial. Première Chronique officielle de l'Empire en style classique (chinois) mais lisible en japonais. 30 vols.

13) VIe année du règne de l'empereur Saimei - on était déjà à l'empire.

14) Probablement sur une côte méridionale de Hokkaidô

15) Essai sur l'origine des langues, Texte Intégral, reproduit d'après l'édition A. Belin de 1817.

16) C'est ce que pense Le Frère Walter Jackson Ong, dans son excellente synthèse du problème: Orality and Literacy 1982.

17) TôhokuAinugo-Timei-no-Kenkyû "Etude des toponymes aïnous de Tôhoku", Sôhû-kan, Tokyo 1993

18) A propos d'un trait typologique du japonais: l'absence de r à l'initiale des mots indépendants de Yamato Kotoba in Ebisu No°2, 1993

19) Il s'agit du plus grand lac du Japon, à proximité de Kyoto

20) D'après la plus ancienne division territoriale, établie au Xe siècle, l'archipel du Japon est constitué de plusieurs régions: Go-ki "Cinq Centres" - Nara, Kyoto et Osaka actuelles y comprises - et Shichi-Dô "sept Chemins": Les sept désignations de , du nord au sud, sont les suivantes:Tôzan-dô "Chemin des Montagnes de l'Est" - le plus grand des sept -, Hokuriku-dô "Chemin de la Mer du Japon", Tôkaï-dô "Chemin de la Mer de l'Est", San'in-dô "Chemin de l'Ubac", San'yô-dô "Chemin de l'Adret", Nankaï-dô "Chemin de la Mer du Sud" et Seikaï-dô "Chemin de la Mer de l'Ouest". Le huitième Chemin Hokkaï-dô "Chemin de la Mer du Nord" est une désignation qui ne remonte qu'à un peu plus de 100 ans, au début de l'ère Meiji.

21) Julius Pokorny: Indogermanisches Etymologisches Wöter-buch, Francke Verlag, Tübingen und Basel 1994.

22) Heibon-sha, 1994, Tokyo.

23) cf. wu "être"> ari, wori; nobu "énoncer" > nobéru; sugu "passer" > suguru.

24) Comme nous l'avons dit plus haut, l'explication de Ruhlen de ne serait pas complète, s'il ne pouvait pas nous rendre compte de son pendant ta-. D'autant plus que la voyelle E aurait été, en japonais primitif, postérieure aux autres voyelles A, I, U, O. D'après nous, le mot "main" serait de *ta + i emphatique.

25) wara-fu = ora-bu "crier d'une voix forte" < ora-fu, probablement.